15 mars 2007

Chronique de l'angoisse du roi Salomon

Sa main gauche soutient légèrement sa main droite qui tient le livre. C'est un livre de poche de la Collection Folio, immédiatement reconnaissable à sa couverture blanche. Je tente d'identifier l'ouvrage, mais je ne distingue que le dernier mot du titre -Salomon- et réussis quand même à entrapercevoir un nom d'auteur entre parenthèses : Emile Ajar. Je ne suis pas beaucoup plus avancé, je ne connais de Gary que La vie devant soi, et encore est-ce parce qu'il m'a été allègrement recommandé... Je vous en dirai sûrement le plus grand bien dès que je l'aurai lu.

Elle porte un duffle-coat noir suranné avec une doublure en nylon multicolore où le rose domine, des ballerines noires toute plates et, par dessus son pantalon, une courte robe en lycra gris ornée de ronds jaunes. Depuis que j'ai renoncé à découvrir le titre du livre, je la regarde et j'enregistre tous ces détails qui lui font ce look si particulier. Elle ne porte pas de bijoux, même si une légère marque laisse deviner qu'elle a déjà porté des boucles d'oreilles. Aucun soupçon de maquillage. Pas de vernis à ongles, ni de fard à paupières. Pas la moindre trace de rouge à lèvre. Ce qui ne l'empêche pas d'être plutôt jolie, elle a un visage agréable et harmonieux, mais sans aucune des particularités qui font tourner le regard et parfois la tête.

Elle est jeune, mais je ne saurais lui donner un âge. Peut-être vingt ans. Peut-être trente. Des cascades châtain clair de cheveux non retenus tombent sur ses épaules. De temps en temps, elle s'interrompt et semble se perdre dans la contemplation de l'horizon. C'est dans ces instants là que je peux admirer tout à loisir ses yeux d'un vert pâle presque translucide, qui s'éclipsent derrière ses longs cils fins lorsqu'elle se penche légérement pour reprendre sa lecture. De fait, elle ne lit plus et reste ainsi, à contempler un lointain indéfini. Elle sait que je la regarde et ne semble pas s'en offusquer. J'ai même de fortes raisons de penser qu'elle en fait autant de son côté, soit qu'elle m'observe à la dérobée, soit qu'elle se serve du reflet dans la vitre.


La femme debout derrière le fauteuil est moins discrète. Elle me regarde bizarrement, fixement. A croire qu'elle n'a jamais vu un chapeau. Je lui adresse un sourire carnassier, elle tourne la tête. Le métro nous balance doucement, sur cette ligne 6 en grande partie aérienne. C'est une fin de journée splendide, le soleil descendant éclabousse de reflets moirés le sac de faux velours noir que ma charmante compagne assise en vis-à-vis tient sur ses genoux. Sa main droite tient un livre qu'elle ne lit plus et repose sur sa main gauche qui s'appuie sur ce sac. Son look légérement kitsch et décalé a atteint son but : d'abord intrigué, j'ai été attentif, et me voilà séduit. Mais ce sont sans conteste ses yeux qui lui donnent son charme.

Si j'avais le temps, je crois que je tomberais amoureux. Mais la rame arrive déjà à Bercy, c'est la fin du voyage. Je me lève, avec la ferme intention de lui dire à quel point je la trouve jolie. Pour rien, pour faire plaisir. Parce que je le pense vraiment. Je suis debout, je me demande encore si je dois lui dire qu'elle a des yeux magnifiques ou si elle préferera entendre qu'elle est tout simplement belle. Elle suppose de son côté que je m'efface pour lui céder le passage, se lève à son tour, visiblement étonnée et ravie d'une telle galanterie, et me gratifie d'un sourire radieux qui donne enfin toute leur mesure à ses traits. Elle est lumineuse.

Elle s'éloigne à pas rapide dans la foule du quai, je la suis du regard un moment. Je n'ai pas eu le temps d'ouvrir la bouche.

***

Chronique écrite dans le train Paris-Dijon, la preuve...
La photo vient de
Flickr
Petit clin d'oeil au passage à Christelle et Florence ! Désolé, mais je ne faisais vraiment que l'aller-retour !

21 commentaires:

  1. Salut ô grand Sammy
    Comme toi, je suis une amoureuse des transports en commun...[grands dieux, je m'aperçois que cette phrase que je pensais anodine pourrait être interprétée tout autrement mais non, je ne parle que des trams, bus et autres trains - les avions n'étant pour moi que des cercueils de 1ère classe]. Ayant passé le dernier week-end en train entre Strasbourg et Londres, cet article me parle d'autant plus.
    La tranche de vie que tu narres également : il m'arriva de passer ainsi une dizaine de minutes de tram face à une jeune femme dont la douceur me fascinait. Mais comment oser avouer à une musulmane enceinte qu'elle m'évoquait une madone préraphaëlite ???
    Par contre, je me permis récemment de complimenter sur sa tenue une jeune gothique dont l'anachronisme raffiné était tout à fait rafraîchissant.
    Mais je reconnais que femme, il m'est sans doute plus facile de dire "vous êtes belle" à une autre femme bien que plus jeune.
    Moi, quinqua d'ici qq mois, je me verrais très mal regarder un jeune mâle dans les yeux pour lui signifier qu'il est "gaulé de la mort" !!!

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  2. je ne connais pas de voyage plus délicieux que le voyage en train; ce bonheur d'observer tout à loisir tour à tour le paysage, le voisinnage, extrapoler parfois sur ce que tous ces gens viennent chercher dans l'ailleurs, feuilleter un magazine, et puis se perdre, à nouveau, dans le ronronnement doux du voyage qui s'étire.
    Oh oui, que j'aime les voyages en trains...

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  3. Merci pour cette tranche de train.
    J'adore aussi les transports en communs, ces brefs moments où les vies se croisent sans se rencontrer, ces personnages, ces non-rencontres, sont d'intarissables sources d'inspiration...
    http://virgules.over-blog.com/article-4627745.html
    http://virgules.over-blog.com/article-3396658.html
    Malheureusement suis très rarement en transport en commun...

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  4. Sammy, vous l'avez échappé belle. Cette femme, bien connue des services de police était la fameuse "Veuve Noire surannée avec une doublure en nylon multicolore où le rose domine". Elle achève ses proies à coup de Folios successifs. Dieux du ciel vous avez survécu !
    Et votre plume n'en ressort que plus délicate.

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  5. Quel talent Sammy, quelle jolie description d'elle , et de l'atmosphère autour.......mais que je suis triste quand je lis: "Si j'avais le temps ,je tomberai amoureux".......Sammy! prends le ce temps là.....si tu ne l'a pas ,vole le......être amoureux c'est trop agréable , trop important et aussi malheureusement trop rare dans une vie pour laisser passer les occasions...crois moi Sammy.....faut prendre le temps d'aimer....en priorité sur le reste...

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  6. Monsieur Sammy,
    pour vous remettre les idées en place, le docteur Christelle vous prescrit une bonne dose de Brassens / Antoine POL : Les Passantes (voir ici par exemple ).
    Maintenant que je constate que tu viens (relativement) fréquemment à Paris, je vais aussi te prescrire un petit passage à l'Apacc où je serai de permanence pour l'expo [koer] - alors tu t'arranges avec Florence pour venir faire connaissance !

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  7. Tu as lu Sammy, nous avons une invitation ! :)
    même si tu ne peux pas venir à l'expo Koer, j'y passerai et je te représenterai auprès de Christelle :)

    Alors comme ça tu traines sur la ligne 6 Nation-Charles de Gaulle Etoile par Denfert-Rochereau ?

    Et pour finir sur le thème des passantes (bien plus romantique que celui des usagères de la RATP) je te conseille la lecture de "A une Passante" de notre Baudelaire national ;-)

    Si tu nous offres à Christelle et à moi un pot de moutarde de Dijon lors de ta prochaine escapade à Paris, tu seras pardonné ! ;-)
    On t'offre le café en retour ;-)

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  8. Le café avec des petits gâteaux si tu es gentil et sage :)
    hein Christelle ?
    ;-)

    Sammy, ne fais pas attention à mes bêtises, ça me reprend, je n'écris plus rien chez moi mais je fais de la prose de commentaire sur mes blogs préférés :)

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  9. Thé, café, petits gâteaux, c'est notre ordinaire lors des longues après-midi de permanence aux expositions !
    Et puis, on pourra aussi se faire des tartines de moutarde, si Sammy nous approvisionne !

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  10. Quel beau récit ! Cela me ferait presque regretter le temps où je prenais ( occasionnellemnt) le métro ! Vue sous cet angle, mes chances de croiser une beauté inconnue sont pratiquement nulles dans mes chemins...
    Par contre, je ne te connais pas donc je ne juge pas.. Mais ton manque de courage pour lui parler entretient encore plus le regret dans ton esprit et la sublime certainement !
    Vraiment trè sfort comme récit !

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  11. Sammy, Sammy ...Tilu a presque tout dit de ce que je voulais t'écrire. Et je n'ose pas croire que son joli sourire t'ait rendu muet! Toi qui es un si merveilleux bavard...
    Et qui suggères si délicieusement cette rencontre inattendue.

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  12. Ah si tous les voyageurs de la ligne 6 étaient aussi romantiques que toi ! Il est beau ce billet.

    J'aime bien ton regard sur les femmes.

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  13. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  14. Il y en a qui se la pètent ici, dans le genre "si j'avais voulu..." ! ;-)

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  15. Le métro parisien... Il s'y passe tant de choses, tant de regards se croisent, tant de vies se cotoient, tant de mots ne sont pas prononcés...
    Merci, c'était vraiment un bonheur... Je suis ravie d'avoir découvert ton blog !

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  16. Sammyyyyyyy! Il fallait juste lui glisser ton adresse Email sur un petit papier....et tu aurais bien vu la suite....Rhôôô! Un peu d'assurance, je suis sûre qu'elle aurais pris contact. Bon, la prochaine fois alors, hein ?

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  17. Sammy n'est plus là......il est parti à la recherche de sa belle inconnue ......il passe désormais ses jours et ses nuits dans le train... dans tous les trains qu'il peut attrapper dans l'espoir de retrouver cette lumière vert pâle et translucide qui a frappé son coeur un beau matin de mars.......

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  18. 17 commentaires de retard... hum, pas très sérieux tout ça... Non, non, je ne suis ni mort, ni parti à la recherche de l'inconnue aux yeux verts... Mais c'est vrai que ce serait très romantique Tilu !

    Je commence par une petite précision qui a toute son importance : je me suis peut-être mal exprimé, mais je n'ai pas voulu dire que je n'avais pas le temps d'aimer ! Je n'avais pas le temps de tomber amoureux d'elle (10 minutes c'est un peu rapide...) surtout si l'on pense que je reprenas tout de suite le train pour Dijon ! Mais tu as raison Orion !!! Le coup du mail sur un petit papier ! Mais où avais-je la tête !? Sous le chapeau :-p Et les mains bien trop encombrées pour avoir la possibilité d'écrire quoi que ce soit. Voilà pourquoi je me promène depuis les poches pleines de petits bouts de papier portant mon mail. Et trois numéros de téléphone. On n'est jamais trop prudent.

    Un grand merci à Tilu, Marie-Aude et Paysanheureux ! Votre gentillesse me touche. Et j'ai pas peur de bavarder !!! J'ai juste pas eu le temps (mouais...) Merci pour vos compliments également... il faut dire que j'ai eu deux heures pour l'écrire ce texte, j'ai pu peaufiner :-)

    Christine je me garderai bien d'interprêter de façon licencieuse ta phrase ! Sinon, j'adore ton commentaire, surtout la fin ^^

    Melle Bille vous avez tout compris. C'est très joli comme vous écrivez, tu sais ? ;-)

    Arpenteur tes deux récits sont vraiment très forts, chacun dans son genre... le premier convient un peu à ce que je raconte, le deuxième m'a traumatisé ^^

    Posuto, es-tu de mèche avec Arpenteur ? Existeriat-il vraiment des tueurs et des tueuses du train ? C'est décidé, je ne prendrai plus le train :-p Je veux avoir encore l'occasion d'écrire des petites choses délicates ;-)

    Christelle cette chanson s'impose en-effet ! Tout comme le poème de Baudelaire Florence oui... La rue assourdissante autour de moi hurlait...

    Florence et Christelle je retiens l'invitation ! Mais je ne crois pas trop aux vertus du destin, mais plutôt à celles de l'organisation... ;-)

    Merci Fauvette ! Je suis une vraie fleur bleue en fait !

    Maurice ! T'es jaloux parce que tu ne vois pas de jolie brune aux yeux verts ? T'inquiètes pas, tu finiras bien par en croiser une ;-)

    Miss Alfie : Merci de ton passage ! Très joli ce commentaire !

    Merci à tous...

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  19. Romain Gary n'était pas considéré comme un grand écrivain. Un écrivain, honorable. Point. Un jour, un roman d'un auteur inconnu est paru "Gros-Câlin" d'Emile Ajar. (Je me demande si ce n'était pas l'histoire d'un serpent...) Je m'en souviens très bien, parce que c'était l'année 74-75 et qu'on devait lire le "Monde littéraire" tous les vendredis pour le cours de français. Emile Ajar a continué son petit bonhomme de chemin, avec un gros succès, "La vie devant soi" et "LA" reconnaissance... Et beaucoup de mystère (mais qui était Emile Ajar? Se demandait-on). Finalement, on ne l'a su qu'après sa mort (je crois, c'est à vérifier), que Romain Gary et Emile Ajar étaient une seule et même personne.

    Le train peut même être une passion. On peut s'adonner au "trainspotting" (comme le film ;-) c-à-d attendre, voir passer et photographier les locomotives... Bon, ben, je m'arrête là... Sinon, je n'ai qu'à faire un post dans mon blog avec comme titre "et j'entends siffler le train..."

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  20. C'est bien d'immortaliser ces belles rencontres...

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  21. Effectivement Pivoine, on ne l'a su qu'après sa mort : il a lui même lui-même dévoilé la supercherie dans un petit livre intitulé Vie et mort d'Emile Ajar, après avoir fait joué ce rôle à son neveu. C'est que je me renseigne hein ! A chaque chronique, j'apprend une foule de chose, même si je ne les replace pas systématiquement dans le texte définitif ! :-)

    Absolument Dan, car ce genre de rencontres fugaces est par nature très vite oubliée...

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