Pour certains c'est le jardin moi, c'est l'immeuble que j'ai d'extraordinaire. Non seulement
l'accès au parking nécessite plus de clés que la péripétie finale de Fort Boyard, mais les couloirs sont faits de telle sorte que même dedans on est dehors. C'est une prouesse de l'architecture moderne. C'est un concept novateur, entre le banal puit de lumière et le dispendieux atrium. C'est un trou. Pour vous figurez la chose, imaginez simplement un couloir duquel on aurait ôté tout un pan de mur, avant de combler ce vide relatif par quelques arbres faméliques agonisant dans du gravier. L'espace à ciel ouvert ainsi créé, si il n'apporte aucun éclairage supplémentaire (les rayons du soleil vont stupidement droit devant eux) permet malgré tout aux courants d'air de circuler et à la pluie de dégouliner sur le carrelage. C'est grandiose.
Ce rude rappel des forces de la nature permet au citadin de conserver cet esprit aventurier qui lui fait si souvent défaut. Louons le progrès qui rapproche l'homme tous les jours un peu plus de son idéal écologique. Et de l'hôpital, parce que le carrelage mouillé, ça glisse.
Mais c'est à l'autre extrêmité du couloir que le génie architectural de la fin du XXème siècle exprime son génie de la façon la plus éclatante. Le hall d'entrée abrite en-effet, dans un bac en béton trop grand pour une jardinière, un tas de gravier qui prend des airs de jardin zen miniature ou de bassin à poissons rouges. Tout dépend de la pluviométrie. Car ce
truc bizarre est régulièrement plein d'eau. C'est en ces termes que je l'ai présenté l'autre jour sur msn à
Céline. (renvoi d'ascenseur !) Cela fait donc quelques jours qu'elle attend le fin mot de l'énigme.
Après réflexion, il faut se rendre à l'évidence : il s'agit de la descente des eaux de pluie. Lors de la construction, il aura été jugé plus pratique ou plus chic de les faire passer à l'intérieur, plutôt que de les envoyer bêtement dans le caniveau, où elles auraient pu causer la noyade de quelques escargots. Sans parler des
Pyrrhocoris apterus, qui est le nom scientifique de ce rigolo petit insecte rouge en forme de losange, communément appellé "gendarme". Il porte sur son dos des motifs géométriques qui ne sont pas sans évoquer certains masques africains. C'est un insecte passionant. Ethnique pour tout dire. J'en remplissais enfant des petites boites que je secouais vigoureusement avant de les ouvrir. Les bestioles libérées reprenaient aussitôt le cours de leurs activités, ce qui prouve leur plus grande faculté d'adaptation au changement que les fonctionnaires.
Si je parlais à Céline de ce tas de graviers qui nous a entrainé aussi loin, c'est parce que je me suis retrouvé une nuit, entre minuit et une heure plus précisement, à l'observer avec perplexité, accoudé à la balustrade de mon étage. C'est une histoire haletante et légérement effrayante, les âmes sensibles peuvent donc cesser ici leur lecture.
Tout commence alors qu'il est un peu plus de 23h. Minuit peut-être. Tout est calme dans l'immeuble extraordinaire, lorsqu'un bruit sourd éparpille le silence. Boum. Il est aussitôt suivi d'un autre. Boum. Et encore un autre. Boum. Très rapprochés. Boumboumboumboum. Quelques mesures de silence, puis ça repart, boum, boum, boumboumboum. Je suis vaguement inquiet, me demande ce qu'il se passe et regarde machinalement autour de moi, comme si la source du bruit allait soudainement m'être signalée par une grosse flèche clignotante. Boum. On dirait bien que c'est tout proche. Juste à côté pour tout dire. Boum. Ah oui, c'est sûr ce coup ci. Mais qu'est ce qu'elle trafique la voisine ? Bouuuuum. Et mon coeur fait de même. Pas vraiment effrayé, mais pas franchement rassuré non plus. Je tends le cou et l'oreille du côté de la cuisine. Boum, le bruit vient effectivement de là. Me voilà maintenant dans l'entrée, j'écoute les bruits venant du palier -car cette fois c'est sûr, il y a quelqu'un derrière la porte- et m'interroge pendant quelques minutes sur la conduite à tenir. Faire le sourd ? Ca va être difficile. Et puis, il se passe peut-être quelque chose de grave ! Appeller la police alors ? Pour leur dire quoi ? Autant savoir ce qu'il se passe d'abord.
Boum, je ferme la porte donnant sur ma vaste pièce unique. Boum, je tourne une première fois la clé. Boum, second tour de clé. Il n'y a désormais plus qu'une porte sans défenses entre moi et l'inconnu. Boum, légère hésitation. Boum. J'entrebaille la porte. Le hall est éclairé, il y a donc quelqu'un. Boum. J'ouvre en grand, prêts toutefois à refermer violemment au premier signe de menace.
Que se passait-il donc sur ce palier, une nuit pourtant si tranquille jusqu'alors ? Se tenaient là ma voisine, son papa, sa maman et quelques outils dont un burin avec lequel madame était en train de taper sur la porte, ou plus exactement sur la serrure de celle-ci. Ah ben excusez nous, on est désolé pour le bruit mentit le papa. Que se passe t-il ? demandais-je avec curiosité. J'ai cassé la clef dans la serrure répondit la fille. Et là je pense "super, et vous allez faire ce bordel encore longtemps ?" ce que je traduisis habilement par "et il y a longtemps que vous êtes là dessus ?" J'apprends alors qu'ils ont bien pensé appeler un serrurier mais que vu l'heure ça allait faire drôlement cher. Ah vu comme ça, bien sûr. Tapez donc madame, tapez (qu'on en finisse).
Car seule madame tapait, relayée de temps en temps par sa fille, tandis que monsieur regardait... Je me suis bien proposé, sans trop insister toutefois, car je ne voulais pas prendre le risque de
m'écraser un doigt me montrer inconvenant. Je ne suis pas du genre à m'imposer. Je suis néanmoins resté jusqu'au dénouement, ma curiosité l'imposait et leur raffut ne m'autorisait pas à dormir. Elle s'armait de temps en temps d'une perceuse sans fil à bout de souffle, essayant d'obtenir un illusoire résultat, mais elle ne parvint qu'à casser quelques mèches. Après le sacrifice inutile du matériel et de mon cycle de sommeil, j'ai pu enfin me montrer utile en leur fournissant un annuaire pour qu'ils appellent l'homme de cochon, de l'art pardon.
Il était petit, vêtu de rouge avec des motifs géométriques noirs dans le dos. Ethniques pour tout dire. Il s'est adapté très vite à la situation, bien qu'il ait sûrement dû se secouer avec vigueur pour trouver l'envie d'intervenir à cette heure tardive. Il a ouvert la porte récalcitrante en moins de trois minutes. A empoché ses 150 euros, puis est reparti rejoindre sa colonie. Non sans nous avoir adressé un amical battement d'antennes.