L'anecdote qui donne son titre à cette note n'est pas très importante. Anodine. Sans gravité. Juste agaçante. Elle s'est produite quelques instants plus tôt, comme j'entrais sur le parking du centre commercial. Une voiture entame une marche arrière pour quitter sa place. Bon, je n'aurai pas à tourner trois heures. Mais... elle recule dans le
mauvais sens ! La première allée, moins large que les autres, est en-effet à sens unique. Agitation frénétique de l'index droit. De gauche à droite et de droite à gauche. Manoeuvre corrélative de la tête, même sens. Peine perdue. Madâme
veut passer. Berline, cinquantaine élégante, lèvres pincées, sourire méprisant. Elle s'arrête à ma hauteur. Ma vitre est baissée, la sienne non. Je ne suis même pas énervé. Simplement, elle n'a pas le droit de passer, c'est à sens unique. Je le lui dis. Je lis sur ses lèvres à deux reprises la même réponse :
c'est pas grave. Sourire méprisant, lèvres pincées, cinquantenaire fière de sa berline, madâme est passée.
Evénement anodin et sans gravité. Juste agaçant. J'ai déjà eu affaire à des chauffards, des vrais, de véritables meurtriers de la route ; il m'est arrivé -comme tout le monde hélas- de manquer me faire tuer par quelques uns de ces spécimens particuliers. Mais est-ce faire preuve d'étroitesse d'esprit que de demander aux autres, les conducteurs dit ordinaires, de respecter le minimum vital en terme de sécurité routière ? Mais il me semble que le problème se situe au-delà du thème de la voiture. C'est une question de posture :
ce n'est pas grave ; j'ai le droit ; je fais ce que je veux ; tant pis pour les autres...Le véritable but de cette expédition n'était pourtant pas le Carrefour et ses alignements désordonnés de petits pois et de bouteilles d'eau minérale, mais la plus récente grande surface à vocation culturelle ouverte de l'autre côté du parking.
Je vous dirai peut-être un jour le charme des petites librairies de quartier -les seules dignes de ce titre- et en quoi il est indispensable de les privilégier plutôt que les grandes enseignes. Certains d'entre vous se souviendront alors de ce texte (les lecteurs sont impitoyables) et me feront remarquer que je ne respecte pas ma propre consigne. Que je n'applique pas mon code de conduite. C'est que l'on ne fait pas toujours ce qu'on veut, que je suis aussi paresseux que tout le monde, et que le besoin urgent de posséder certains livres pousse à de telles extrêmités. Ecrivant ceci je me souviens que la première édition de ce qui s'appelle aujourd'hui fort sobrement "Lire en fête" s'intitulait "La fureur de lire", ça avait quand même une autre classe.
C'est donc poussé par une véritable fureur de lire que j'investis les allées larges et bien éclairées de ce magasin de livres ; ces gens là vendent des livres de la même manière que j'ai vendu des chaussures. Avec des têtes de gondole, des PLV
(1), des affiches qui pendent du plafond. Comme la Fnac, comme Virgin. C'est malheureusement très agréable, surtout en cette fin de journée où les allées se vident. Mais allez demander à un vendeur un renseignement autre que l'emplacement de la caisse ou la localisation du Nothomb annuel. Demandez-lui, par exemple, quel Corto Maltese vient après
Les Celtiques, quel est le roman le plus connu de Fred Vargas ou bien si il connait Kressmann Taylor. Essayez. Si vous avez du temps à perdre bien sûr.
De toute façon je ne me sers jamais des vendeurs. Je n'ai pas de temps à perdre alors qu'il est urgent de flâner dans les rayons. Mon premier objectif s'aligne d'ailleurs en pleines étagères dès l'entrée : le nouvel opus des inédits des histoires du Petit Nicolas. Est-il nécessaire que je vous présente ce monument ? Il me semble que tout le monde connait le Petit Nicolas. Non, non, pas celui là. Le vrai. Celui de Sempé et Goscinny. Je vous en parlerai peut-être un jour.
Je lui ai demandé à Clotaire comment ça se faisait qu'il ait un porte-bagages sur son vélo de courses et il m'a répondu que, justement, c'est pour ça que c'était un vélo de courses, le porte-bagages lui servait à faire des courses pour sa maman.
Et Jonathan Littell, c'est bon , ça vous dit quelque chose ? Ou alors c'est que vous le faites exprès ! D'après les pronostics des milieux autorisés à penser
(2), ce monsieur, qui connait un succès foudroyant avec
Les bienveillantes, doit, la chose est nécessaire, obtenir le Goncourt. Qu'il l'ait ou pas, il a déjà vendu plus d'exemplaires de son livre que bien des primés déprimés. Mais pour un américain qui écrit directement en français, et avec ce style là, le Goncourt serait peut-etre le lot de consolation pour n'avoir pas été naturalisé. Ce style là, mais quel style ! J'ai lu la première phrase, puis toute la page, puis les dix suivantes. Je pense que c'est le genre d'écriture où l'on accroche tout de suite ou jamais. J'ai accroché. J'en reparlerai.
Je suis venu essentiellement pour acheter le tome III des oeuvres de Melville dans la Pléiade. J'ai un vieux compte à régler avec son Moby-Dick, et c'était l'occasion. Une occasion un peu chère sans doute, mais j'ai des goûts de luxe. Chacun ses vices. Seulement voilà, mon chemin croise le recoin où sont confinés les policiers et la SF -je ne comprendrai jamais ni ce mariage forcé, ni cette ségrégation- et je me dois d'aller voir si l'un des derniers Vargas encore non lu est présent. Ah zut. Il est là. Me voilà donc lesté d'un quatrième titre,
Debout les morts, une histoire où les hêtres poussent en une nuit sous les fenêtres des cantatrices. En gros. Je me résouds à reposer la monumentale biographie de Baudelaire par Jean Ziegler et Claude Pichois
(3) ; ce sera pour une autre fois. Il faut savoir rester raisonnable. Courons vite vers la sortie afin de ne pas succomber à de nouvelles tentations !
Je me demande si j'ai économisé assez d'eau chaude du coup...
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(1) Publicité sur le lieu de vente
(2)
Pierre Assouline par exemple
(3) en recherchant cette illustration, j'apprend qu'
il est mort ! Et pas aujourd'hui, mais en 2004 !