24 avril 2008

Un fauve au Luxembourg, chronique illustrée

Les ramasseurs de pommes de terre, 1905

Un fauve s'est installé dans le tranquille musée du Luxembourg, qui ronronne paisiblement dans l'écrin du non moins paisible jardin éponyme, à deux pas de sénateurs qui ne se caractérisent pourtant pas pour leur violence. Mais il s'agit ici de violence picturale, et le fauve en question n'exprime ce caractère que dans ses toiles ; encore l'épithète lui fut-elle accolée dédaigneusement à l'époque. En 1905, au Salon d'automne. Son style rejetant l'académisme -on ne lui fera pas tort en parlant d'anarchisme- avait quand même de quoi dérouter le critique pompier de service.
"Ce que je n’aurais pu faire dans la société qu’en jetant une bombe -ce qui m’aurait conduit à l’échafaud- j’ai tenté de le réaliser dans la peinture, en employant de pures couleurs sortant de leur tube. J’ai satisfait ainsi à ma volonté de détruire, de désobéir, afin de recréer un monde sensible, vivant et libéré."
Le rêve secret de Vlaminck, son ambition de peintre ? Rien de moins que figer le présent, capturer d'un seul coup de pinceau la lumière, les couleurs, et surtout les émotions du moment avant qu'elles ne s'envolent. Exprimer du réel les sentiments qu'il recèle par l'usage (l'abus ?) de la couleur.
"Je haussais tous les tons, je transposais dans une orchestration de couleurs pures tous les sentiments qui m’étaient perceptibles. J’étais un barbare tendre et plein de violence."
Les coteaux de Rueil, 1906

Car chez Maurice de Vlaminck, ce qui compte, c'est la couleur. Surtout dans les oeuvres de la période présentée dans l'exposition (de 1900 à 1915), époque au début de laquelle le vermillon sort directement du tube pour s'étaler sur la toile, créant d'un tableau à l'autre un festival de rouges et des explosions de jaune, entrecoupées des vaguelettes bleues de la Seine après le passage d'un lourd chaland à vapeur.

Tugboat on the Seine, 1906

Car le Vlaminck des premières années ne s'éloigne guère des bords de Seine. Pour des raisons financières essentiellement, à une époque où ses petits camarades partaient se faire les griffes sous le soleil du Midi. Mais également car son caractère le pousse à se singulariser ; bien que sa trésorerie se soit alors améliorée, il ne passera qu'une semaine à Martigues en 1913, à l'invitation de son ami Derain. Il est avant tout individualiste, têtu, original. Profondément sincère.

La Seine à Chatou, 1906

Serait-il un affreux anarchiste, un peintre maudit tendance nihiliste, sans dieu ni maître, ne respectant ni école ni modèle ? Même pas. Paul Signac aura pu avoir un rôle dans son inspiration, mais sa première référence restera Vincent van Gogh, dont l'influence se fait sentir dans sa façon de travailler la peinture, dans l'amplitude de certaines déformations où la force d'expression de la couleur compte davantage que la géométrie.
"J’aime mieux van Gogh que mon père!"
Nature morte au compotier, 1905

En 1907, lors de la rétrospective Cézanne, c'est le choc. Il s'assagit un peu. Les couleurs se font moins vives, les formes des choses font leur apparition dans sa peinture ; le fauvisme s'essoufle, il n'aura pas duré 3 ans. Mais déjà Vlaminck s'intéresse aux arts africains et océaniens et ce, avant Picasso ; frôle le cubisme mais sans l'aborder complétement, dans un souci constant de rester proche du réel.

Vins et liqueurs, 1910

La Première Guerre mondiale finira d'ancrer en lui ses opinions anarchistes et anti-militaristes, et viendra s'ajouter aux autres influences. Les dernières toiles de l'exposition (qui en compte 70) sont plus sombres, plus mélancoliques, avec des paysages moroses et des ciels annonciateurs d'orage. La suite de l'histoire de cette vie intimement liée aux grandes évolutions artistique de la première moitié du XXème siècle nécessitera sans doute une autre exposition.

Le grand fauve ne se chasse pas facilement.

***

Vlaminck au Musée du Luxembourg : du 20 février au 20 juillet 2008

19 avril 2008

Peut-on rire de tout ?

La réponse, vous la connaissez :

Pierre Desproges est mort d'un cancer. Etonnant, non ? C'était il y a vingt ans, déjà... Il est temps d'investir !

11 avril 2008

Chronique de la bêtise triomphante

Je n'ai pas beaucoup de certitudes dans la vie. Encore ne sont-elles que rarement optimistes : je suis persuadé par exemple de la force de la bêtise, la toute-puissance de la connerie et son côté violemment séduisant, soulagé seulement devant son aspect égalitaire, dans la mesure où nous sommes tous susceptibles d'être frappés à part égale. Mais ses manifestations me laissent toujours un arrière-goût dans la bouche, une sorte de lassitude amère, un peu comme devant le constat d'un échec irrémédiable. Parce que dans ma grande naïveté, j'ai tendance à placer les plus hauts sentiments dans l'humain, dans ses réalisations, dans sa volonté farouche de dépasser sa condition.

Et quoi de mieux que l'art pour atteindre ce but ? A travers l'art, l'homme a toujours voulu exprimer ce qui était plus puissant que lui, son ineffable peur de la mort, l'évidence tragique de l'existence, un désir un peu fou de se survivre à lui-même ; il a dessiné ses prières au noir de fumée sur les parois des grottes, il s'est tatoué le visage, il a pris de la glaise pour en faire des idoles ; il a peint des fresques, sculpté des bas-reliefs, érigé des monuments qui lui survivront encore quelques siècles, inventé le chant, la poésie, la miniature et l'art du récit. Il a fait ce qu'aucun autre animal n'est capable de faire, il a utilisé son intelligence pour créer, bipède fragile et vaniteux se rêvant à l'égal de ses dieux.

Richard et Paul, photo de Christian Delécluse
Les moyens et les techniques ont évolué, la fièvre est restée la même. La photographie remplace l'art pariétal, la force de l'image demeure. Il est certaines choses qui n'évoluent pas beaucoup, malgré le passage des siècles : l'amour d'un père pour son fils, ce sentiment éternel de la paternité, que l'on peut illustrer d'un long poème ou d'une simple image. Christian Delécluse a choisi l'image, puisqu'il est de son métier photographe. Il a réalisé une série de clichés autour de ce thème de la paternité, réunis depuis dans un livre qui n'a jamais fait la moindre vague, même dans les rayonnages des librairies les plus prudes. Et il n'est venu à l'esprit d'aucun détraqué de considérer qu'une image emplie d'une telle tendresse puisse être une apologie du crime sexuel.

Mais cette semaine, au Musée d'Aquitaine de Bordeaux, il en a été différemment. Son travail devait faire partie de l'exposition Humain, très humain, qui s'ouvre ce samedi, et quelques dizaines d'heures avant le vernissage, certains beaux esprits ont décidé qu'il était dangereux de laisser à la vue de tout un chacun de telles photographies car, je cite le directeur du musée, ouvrez les guillemets avec des pincettes : "On sait bien qu’avec les problèmes de pédophilie ou d’inceste, les gens auraient pu mal réagir. Ils risquaient d’être choqués." Braves gens vous voilà prévenus, on vous protège contre vous mêmes. Les scandaleuses images ont donc été retirées, au grand désarroi de leur auteur et des autres photographes de cette exposition collective. Ceux-ci ayant menacés de se désengager si le travail de leur confrère n'était pas réintégré, celui-ci le sera de manière effective la semaine prochaine -après le vernissage- et en lui associant un "dispositif d'avertissement", comme il se doit pour toute image pornographique, bien entendu. Le principal est de ne choquer personne.

Il est de nos jours préférable de passer pour un lâche que d'inciter à la réflexion. Le plus petit accroc à la bien-pensance est un affront, un homme nu posant avec son petit garçon est crime contre l'ordre moral établi. La morale triomphante prend ses quartiers, elle va rester quelques temps parmi nous. La bêtise est son colocataire fidèle. Puissiez-vous leur faire bon accueil. Pour ma part, je reste convaincu que [dans ce type de situation] la pornographie est dans l'oeil qui regarde, pas dans l'image.

OULIPO : Cent mille milliards de poèmes

Citant mon billet précédant dans sa revue, Olivier dit qu'il préfère néanmoins l'OULIPO. Je ne saurais être plus d'accord ! Queneau et Perec ne jouaient pas dans la même cour que les petits gadgets évoqués hier. Mais cela m'a tout de même fait penser qu'il devrait bien exister quelques exercices ludiques autant que virtuels autour de l'oeuvre de Queneau qui se prête le plus facilement à la mise en ligne : Cent mille milliards de poèmes.

Vous ne trouverez pas la version complète de l'oeuvre sur internet : le jugement en référé du 5 mai 1997 assimile cette transposition à de la contrefaçon.

Quelques générateurs avec des extraits de l'oeuvre :

Lorsque tout est fini lorsque l'on agonise
Pour consommer un thé puis des petits gâteaux
Le chauffeur indigène attendait dans la brise
Il n'avait droit qu'à une et le jour des Rameaux

Souvenez-vous amis de ces îles de Frise
Qui clochard devenant jetait ses oripeaux
Un audacieux baron empoche toute accise
À tous n'est pas donné d'aimer les chocs verbaux

Le poète inspiré n'est point une polyglotte
Comme à Chandernagor le manant sent la crotte

L'autocar écrabouille un peu l'esprit latin
Ne fallait pas si loin agiter les breloques
On s'excuse il n'y a ni baleines ni phoques
Mais on n'aurait pas vu le métropolitain



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10 avril 2008

Bougre d'extrait de cornichon ambulant !

Je viens de découvrir un site absolument indispensable (comprendre : inutile), qui me plait donc beaucoup. Tout est dans le titre : Charabia.net. Son but ? Proposer des générateurs automatiques de textes. Il y a mêmes les instructions pour créer son propre générateur.



Le titre de ce billet est directement inspiré du Générateur à jurons du Capitaine Haddock. Mais on trouvera aussi quelque agrément à user et abuser du haïku-tron, du Viens voir Mamie, et surtout, de mon préféré : le Janclodotron, que je connaissais déjà par ailleurs, mais pardon c'est trop bon :
Même si on se ment, [il s'emporte] si vraiment tu veux te rappeler des souvenirs de ton perroquet, il y a de bonnes règles, de bonnes rules et cette officialité peut vraiment retarder ce qui devrait devenir... Tu vas te dire : "J'aurais jamais cru que le karaté guy pouvait parler comme ça !"

Mention spéciale pour les générateurs qui sont les plus proches de l'intitulé du site, à savoir produire quelque chose de complètement incompréhensible :


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07 avril 2008

L'homme des foules

Paroles plurielles poursuit sa route de mots avec une consigne n°66 où il fallait illustrer cette photo de NarB en s'inspirant de l'incipit suivant : "C'est étrange, depuis que je ne travaille plus, je me sens de plus en plus fatigué"... Le titre est un emprunt à Edgar Poe, bien sûr.
C'est étrange, depuis que je ne travaille plus, je me sens de plus en plus fatigué. Quitter mon lit est chaque matin plus difficile que la veille. Le moindre effort me coûte, et sortir de chez moi m'est de plus en plus odieux. Mes journées s'écoulent lentement, toutes semblables, comme tissées d'une même étoffe grise, sale et usée. Rien ne parvient plus à m'intéresser, les jours glissent l'un après l'autre, les saisons se suivent, et ma vie est comme un long tunnel sans lumière. Lors de mon pot de départ, entre deux claques dans le dos, ils m'avaient pourtant assuré de ma chance : "Quel veinard ce René ! La retraite a 60 ans, tu seras dans les derniers a en profiter !" A quoi bon ? Je n'ai pas de femme, pas d'enfants, pas vraiment d'amis ; pas de passions, aucun vice à assouvir. J'ai passé ma vie à thésauriser sans le moindre but. Mon travail, pour peu passionnant qu'il fut, donnait au moins un sens à mon existence. Maintenant je ne sers plus à rien. Je ne prend même plus la peine de faire semblant d'exister.

Aujourd'hui, je ne saurais pas dire pourquoi, je suis descendu dans la station de métro, celle qui est en face de chez moi. Je ne pense pas que ce soit par nostalgie du temps, qui me semble déjà si lointain, où je prenais place moi aussi sur un strapontin crasseux ou bien restait debout, agrippé à une barre, tassé contre des congénères dont je fuyais le regard. Non, je ne sais pas pourquoi je suis là. Je regarde mes cheveux gras, luisant à force de n'être pas lavés, dans la vitre garantie incassable d'un panneau d'information où se reflètent également les voyageurs montant dans la rame. Dans un instant les portes vont se refermer, ils vont repartir et je vais rester seul sur ce quai, seul dans ma vie, seul avec les rails électrifiés sous les yeux. Il suffirait d'un si petit effort pour passer de l'autre côté du miroir dans lequel je contemple cette vie qui s'agite juste à deux pas de moi, que j'en ai les larmes aux yeux.

Si peu de choses ; je me retourne, je m'approche de la foule, un pas, deux pas, et je m'intègre à cette cohue bruyante et odorante, je retrouve ma place dans ce manège un peu vain, juste pour quelques minutes, quelques tours supplémentaires, juste pour rester vivant encore un moment. J'ai bien fait le tour de la question, j'ai sorti mon cahier à couverture rouge de mon grand sac, (je n'en avais jamais parlé à personne), et j'ai commencé à observer mes biens chers frères et leurs attitudes plurielles. Je crois que je vais rester encore un peu finalement.