01 août 2006

Histoire avec des si...


Rien n'est jamais écrit à l'avance. Avec le recul, il est aisé de se figurer que les événements s'enchaînent avec cette logique infaillible, mécanique et pour ainsi dire automatique du bel ordonnancement des livres d'Histoire. Une succession de détails en apparence anodins, ne prendra sa véritable importance qu'avec le recul qu'apportent les années. (Cf ce propos rapporté par Victor Hugo dans Choses vues "du reste, tout cela n'est pas de l'Histoire")

Il suffit de peu de choses pour que tout bascule. Que se serait-il passé si l'aviateur Charles Lindbergh avait été élu contre Roosevelt en 1940 ? Partisan de la non-intervention américaine dans le conflit européen, antisémite notoire, admirateur d'Hitler et raciste accompli, qualifié par certains de "compagnon de route" des nazis aux USA, de quelle façon l'Histoire telle que nous la connaissons aurait-elle été changée ?

A travers de vrais-faux souvenirs d'enfance -son regard d'enfant de 7 à 9 ans- Philip Roth prend l'Histoire comme un matériau et propose une version parmi d'autres de ce qui aurait pu se passer. Toutefois, le complot contre l'Amérique est plus qu'un simple roman historique ou une nouvelle variation sur le thème de l'antisémitisme. C'est un roman de la peur, la peur insidieuse de ceux qui se sentent menacés dans leurs propre pays, à cause de ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont ? D'abord des citoyens américains, des juifs ensuite. Autant dire que pour eux, tout était clair, ou du moins le croyaient-ils : il était aussi simple d'être juif en Amérique qu'auvergnat à Paris. L'intégration parfaite donc.
Leur judaïté ne venait pas d'en haut. Certes, le vendredi soir, au coucher du soleil, quand ma mère allumait les chandelles du shabbat [...] elle invoquait le Tout-Puissant par son nom hébreu, mais le reste du temps, personne ne parlait jamais d'« Adonaï ». Ces juifs-là n'avaient pas besoin de grands termes de référence, ni de profession de foi ni de credo doctrinaire pour se savoir juifs ; et ils n'avaient assurément pas besoin d'une langue à part [...] Leur judaïté n'était pas une infortune ou une misère dont ils s'affligeaient, et pas davantage une prouesse dont ils tiraient fierté. Leur être leur collait à la peau sans qu'il leur vienne à l'idée de s'en débarasser. Leur judaïté était tissée dans leur fibre, comme leur américanité.
Mais petit à petit la peur gagne les esprits, les clans se constituent, les familles se déchirent. Peut-on continuer à vivre comme avant ? Faut-il fuir au Canada ? Lindbergh veut-il seulement maintenir l'Amérique hors de la guerre, ou bien sa politique est-elle conduite par ses sympathies nazies ? Les motifs d'inquiétude se succèdent. Sitôt élu, le président Lindbergh signe un pacte de non-agression avec l'Allemagne ; plus tard, c'est Von Ribbentrop lui-même qui sera reçu avec tous les honneurs à la Maison Blanche. La communauté s'interroge : à quand les premiers camps ?

La tension monte progressivement, l'ambiguïté prédomine ; les résidents juifs de Newark sont-ils paranoïaques, ou une « 5 ème colonne » est-elle vraiment à l'oeuvre ? Les impressions, d'abord floues et incertaines (Cf. la visite de la famille Roth à Washington, leur frayeur lorsqu'ils sont escortés par un motard de la police) sont de plus en plus nettes, et l'atmosphère devient de plus en plus inquiétante. Les premières mesures franchement discriminatoires sont prises sous couvert d'intégration. On crée un "bureau de l'assimilation", puis le programme "Des gens parmi d'autres" visant à "cultiver l'américanité" : les petits juifs sont envoyés à la campagne découvrir les vraies valeurs de l'Amérique. De fait, c'est une véritable entreprise d'acculturation, de déjudaïsation qui se met en place. Ce sont ensuite leur parents qui sont obligeamment invités à émigrer dans ces régions désertiques, avec une nouvelle loi de peuplement singeant celle des colons fondateurs des débuts du pays. L'objectif réel est clair : disséminer les communautés juives et leur pouvoir électoral, dans un premier temps... mais après ?
Je refuse de m'enfuir ! Cria t-il soudain, faisant sursauter tout le monde. Nous sommes chez nous, ici
Non, dit ma mère tristement. Plus maintenant. Nous sommes chez Lindbergh, chez les goyim, nous sommes chez eux.
La question du rôle d'une communauté est ainsi posée. Où se trouve la frontière entre communauté et ghetto ? Qui crée le ghetto ? Ceux qui y vivent, ou ceux de "dehors" ? C'est un des thèmes secondaires du roman, à savoir la place d'une communauté dans une nation, et la question de l'appartenance relative à l'un ou l'autre de ces ensembles. L'avis de l'auteur, on l'a vu, est sans équivoque : être juif n'est pas une fin en soi et il ne le revendique pas, pas plus que ses personnages.

A un passage clé du début du roman, le père du narrateur est traité de "grande gueule de juif" ; à la fin de celui-ci, la mère de son camarade est brûlée dans sa voiture par des émeutiers, dans un sud américain qui semble devenir la proie d'un vaste pogrom. Un journaliste juif impertinent et provocateur, trublion dans la course à l'investiture présidentielle et grand dénonciateur des "fascistes de Lindbergh" et de ses "croix gommeux" de la Maison Blanche, est assassiné. C'est le signal des émeutes anti-juives, et le paroxysme de la peur.

Et c'est à ce moment précis que le président Lindbergh disparait. Une vraie disparition d'aviateur, en plein ciel, qui ouvrira la voie à toutes les spéculations. Tout s'accélère, l'état d'urgence est décrété, la garde nationale et l'armée patrouillent dans des rues désertées par le couvre-feu. Le vice-président fait du zèle ; les opposants les plus virulents et les plus emblématiques sont arrêtés, accusés d'avoir mis en oeuvre un complot visant à la disparition du président. Roosevelt lui-même est mis "sous la protection de la police". Les radios sont occupées, les journaux fermés.

Le titre prend alors tout son relief : de quel complot parle t-on ? D'un complot juif, thème cher aux antisémites de toutes les époques ? D'un complot nazi, dont Lindbergh serait le chef, ou tout simplement l'homme de paille ? Ou alors d'un coup d'Etat en bonne et due forme, qui a attendu son heure pendant plus de deux ans ?

Par la voix de différents personnages, l'auteur propose deux explications aux événements, aussi imaginaires que réalistes, qu'il relate : une conspirationniste et paranoïaque, et une autre beaucoup plus terre à terre. En outre, les références historiques et les biographies des protagonistes sont donnés en fin d'ouvrage. Au lecteur de se faire sa propre opinion.

C'est Pierre Assouline qui m'a donné envie de lire ce livre, avec ce commentaire dans La république des livres Si, comme moi, vous n'êtes pas capable de résister à la tentation d'acheter un livre après en avoir lu la critique, n'allez pas sur ce blog...

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A lire :
  • Le complot contre l'Amérique/Philip Roth, Gallimard – 22€
  • Choses vues/Victor Hugo, coll. Bouquins, Robert Laffont

Ecrit le 30 juillet 2006

2 commentaires:

  1. Eh! J'ai un problème avec mes commentaires chez toi. C'est le troisième que je lance et qui disparait dans les tuyaux. Je ne dois pas faire les bonnes manip sans doute.
    Donc, je recommence.

    Excellente ta critique de ce nouveau livre. Elle donne envie de le lire tout de suite. De Philip Roth, j'avais aimé "La tâche" et "J'ai épousé un communiste", deux bouquins pas faciles, mais qui révèlent bien la grande chasse aux sorcières et l'intolérance de l'Amérique profonde, dans les années qui ont suivi la guerre. C'est un écrivain que j'ai découvert récemment, et dont j'apprécie le courage littéraire. Alors, je vais sans doute me laisser tenter par ce nouvel opus.

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  2. Merci ! Si je t'ai donné envie de le lire, c'est que mon texte a atteint son but !

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