24 septembre 2006

Chronique scientifique des crêpes et de la sagesse populaire

Aussi étonnant que cela puisse paraître, les chercheurs sont des gens comme vous et moi. Je le sais, je les ai rencontrés. Cela se passait la nuit dernière, à l'Atheneum qui n'est pas, contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, une reproduction d'Athènes en linoléum, mais le Centre culturel de l'université de Bourgogne. L'événement avait lieu dans le cadre de la Nuit des chercheurs, encore un événement à l'échelle européenne, beaucoup moins connu que les journées du patrimoine, et c'est bien dommage.


Parce que les chercheurs ne sont pas tous de vieux messieurs en blouse blanche et à la peau décolorée à force de ne pas voir la lumière du soleil. C'est fou, mais des chercheurs, il y en a de tous les âges, de tous les pays et même des deux sexes. Une telle découverte va en étonner plus d'un, je le sais, mais le premier impératif de la méthode scientifique n'est-il pas de savoir remettre en cause ses certitudes ?

Le but de cette nuit était donc de montrer les hommes derrière leur domaine d'activité, de faire comprendre que la science est avant tout une affaire de passion. Voilà pourquoi, au milieu de la musique et des néons à ultra-violets, 10 chercheurs venus de toute l'Europe présentaient leur travail et discutaient avec un public curieux et attentif.

Juste à côté de l'entrée se tenait Calin Pop, un chercheur-philosophe roumain, qui expose sa vision de l’infini chez Blaise Pascal. "La philosophie doit se rapprocher de ce qui est étrange et qui ne se trouve pas à la portée de la main." Tout un programme... Mais c'est à Barbara Rega, une chercheuse italienne en science de l’alimentation et spécialiste des arômes que j'ai parlé en premier. Pendant 20 minutes, il ne fut question que de macromolécules, arômes volatils et polymères bruns. Je n'ai pas tout compris, mais c'était grand et magnifique. J'aurais au moins appris qu'un polymère est un assemblage de molécules, que l'amidon est un polymère de glucose, et que l'ADN est aussi un polymère. Je suis content de tenir un blog, sinon je n'aurais jamais pu replacer ces belles choses.

Notre discussion moléculaire est interrompue par l'annonce de l'imminence de la conférence du Docteur H. Je suis aussi venu pour ça, je ne voudrais pas le rater. Spécialiste mondial dans sa matière, le docteur H est un crêpologue illustre, qui a fait salle comble pour cette intervention qui fut longuement ovationnée.


Veste blanche, chemise à carreau et lunettes carrées, le tout assorti d'un fort accent germanique, le docteur commence par nous remercier pour l'intérêt que nous portons à la crêpe, puis présente le plan du cours. Nous allons tout savoir sur la crêpe, de sa genèse à son comportement en société en passant par ses maladies, le tout précédé d'une introduction sur les différents types de crêpes, et accompagné de projection de diapositives, de citations de multiples livres et de graphiques extrêmement convaincants.
"Il est vrai que nous rencontrons la crêpe ordinaire (Galletta ordinaris domestica), le plus souvent à proximité des hommes, plus rarement en pleine nature"
Bientôt, l'ondulose et la pokomonéose, de même que la tératocrêpologie n'ont plus de secrets pour nous. Nous découvrons au passage le spectromètre de beauté intérieure et quelques révélations sur l'épaisseur des crêpes, qui peut être différente à l'intérieur d'une même crêpe !


Vous l'aurez compris, du moins je l'espère, ce spectacle, qualifié par l'auteur de pièce "absurdo-scientifique" est une invitation à exercer son esprit critique ; en reprenant la méthode et le vocabulaire scientifique et en l'appliquant à un objet dérisoire, Heiko Buchholz n'est pas seulement drôle : il nous rappelle qu'il faut aussi savoir prendre du recul par-rapport à certains faits, et qu'il ne faut pas tout accepter sous prétexte que le discours est scientifique. "Ce n'est pas parce qu'il y a une série de photos et de graphiques ou des citations qu'un fait relaté est vrai."

Je peux maintenant poursuivre la visite des différentes mises en scènes des autres scientifiques.

Parmi ceux que j'ai vu (trop) rapidement, il y a Julien Fatome, ex-recordman du monde de l’ultra-haut débit par fibres optiques. Il a monté une installation de fibres optiques absolument incompréhensible pour le profane, mais ce n'est pas grave, c'est très joli quand même.


C'est d'ailleurs le seul petit reproche que l'on puisse faire à cette manifestation : si l'on ne passe pas au moment où l'homme de science est là, on en sera pour ses frais. C'est dommage, j'aurais bien aimé baver d'envie devant un système capable de générer 160 milliards de signaux lumineux par secondes... Ca c'est du haut débit...

En face du génie de la communication se trouve l'installation de Vanda Gufoni, qui inclut une petite télévision et un bar orné de néons roses, ainsi qu'un petit meuble avec différent verres à bière. Son objet d'étude est l'activité mentale d'une personne qui goûte un aliment, et elle utilise la bière pour mener ses expériences. L'autre extrêmité de la pièce est occupée par la micro-installation de Maciej Zajac, chercheur polonais qui observe et teste le comportement du béton dans différentes conditions. Sur un petit guéridon sont disposés des béchers remplis de graviers pour l'un, de sable pour l'autre, et d'une fine poudre grise pour le troisième. D'autres récipients plus petits contenaient ce que je supposait être plusieurs sortes de béton aux visquosités différentes.


Il y avait aussi Marion Lenoir, une historienne qui cherche à comprendre comment la presse satirique a construit et diffusé les identités nationales, française, allemande et anglaise avant la première guerre mondiale à travers la caricature. Quant à Christophe Cailleaux, il décrypte le passé à travers les parchemins médiévaux et analyse les relations quotidiennes entre communautés religieuses de la Barcelone du XIXème siècle. Le pauvre jeune homme était acculé dans un coin de son espace par une bande de jeunes avides de connaissance. Je n'ai rien pu faire pour lui venir en aide.

Ce ne fut pas le cas pour Alain Robert, spécialiste des termites, qui s'intéresse à la communication de ces insectes sociaux. J'ai pu parler, et voir ses pensionnaires de près. Il les avait apporté avec lui dans un grand tonneau en feraille. J'ai regardé les petites bestioles pendant de longues minutes. Avec un mélange de fascination et de dégoût.


Mais l'installation où j'ai passé le plus de temps est celle d'Aurélia Vasile, jeune historienne roumaine qui prépare son doctorat en histoire à Dijon et consacre ses recherches à l’analyse de documents peu habituels en ce domaine : les films de fiction, et plus particulièrement les films historiques.

J'arrive alors qu'elle diffuse un extrait de film sur une croisade, mets un moment à comprendre de quoi il retourne, et reste en retrait, parmi les gens debout formant un demi-cercle autour de la jeune femme qui explique en quoi le cinéma peut être une arme de propagande. Réalisés sous l’autorité de Nicolae Ceausescu, ces films ont présenté l’histoire de la Roumanie dans un sens propre à flatter le sentiment nationaliste du spectateur. Dans quelle mesure était-il dupe de la manipulation ? En quoi ce type de film a t-il pu soutenir un régime féroce ?

Son travail est autant historique que sociologique ; il est très difficile de mesurer l'impact de la propagande sur le public. Le succès des films ne veut pas dire que leur message est accepté, ni même qu'il est compris.

S'ensuit un dialogue très intéressant entre Aurélia et le public ; je finis par m'asseoir. Nous parlerons de l'influence des images, de la Roumanie aujourd'hui, de la propagande, du nationalisme et du goût pour le cinéma. De sa difficulté à faire accepter son travail par l'ancienne génération d'historiens, formés sous le régime antérieur. De ses parents, de sa vision de la chute du régime à 13 ans, de la façon dont elle a construit son sujet d'étude, du découragement de certains de ses collègues.

A côté de moi s'installe un homme d'âge mûr à l'intellectualité limité, bref, un vieux con. Il apporte un point de vue plaisamment grotesque que je me fais un plaisir de corriger du tac au tac à chacune de ses interventions. En vrac, nous saurons ainsi qu'il a fait en 1981 un voyage en Roumanie à bord de la compagnie aérienne nationale, et à l'écouter, il était surpris d'en être revenu vivant, ce qui tendrait à prouver que ce n'était pas si terrible que ça. Et puis de toute façon, il y a eu des films français censurés aussi. Et en arrivant à l'hôtel, il a cassé la clef de sa porte de chambre dans la serrure, et il a eu très peur d'aller en prison, parce que les "Pays de l'Est, hein, avec tout ce qu'on disait" mais finalement on lui a donné une autre chambre, il n'en revenait pas. Il s'attendait à tout le moins aux travaux forcés pour un tel crime.

Le sommet de l'hilarité est atteint lorsqu'il nous donne son opinion de cinéphile ; puisque le sujet aborde les films historiques, il va nous révéler quel est le meilleur de tous : Titanic ! Oui, il n'est point de plus bel exemple de réalisme historique et de cinéma propre à éveiller la conscience des foules. Je balance entre la colère et la joie, mais décidemment, c'est trop drôle. La sagesse populaire n'est plus ce qu'elle était...

Le comique est partout, la science est dans les détails. Et parfois dans les crêpes.

6 commentaires:

  1. Il y a des jours où je regretterais presque de ne pas être dijonnaise!
    Passionnante cette nuit du chercheur.
    Et l'intervention sur la crêpe a du être un pur moment de bonheur, j'imagine.
    En tout cas, j'ai pris beaucoup de plaisir à te lire.

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  2. Merci ! On va dire que c'est parce que c'est bien présenté ^^
    En fait, je discutais l'autre jour avec une nouvelle collègue, qui vient d'une ville déshéritée du Loir-et-Cher, que je ne citerai pas, mais allez quand même voir le château qui est magnifique, bref, elle me disait sa surprise devant le foisonnement culturel de Dijon.

    J'en ai d'ailleurs parlé avec un parfait inconnu lors de cette soirée scientifique, qui m'a dit que le changement de majorité municipale n'était pas étranger à ce phénomène... Aaaah, d'accord. Cela dit, je n'irai pas plus loin, les fonctionnaires ça n'a pas d'opinion politique :-p

    Effectivement, le crêpologue était super, j'ai presque autant ri qu'avec Calixte de Nigremont, c'est pour dire...

    Pour te consoler de n'être pas dijonnaise : on a de la pluie d'août à avril, et de la neige de décembre à mars !

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  3. Bonjour Sammy,
    Les personnes qui créent des soirées comme celles-là, provoquent des rencontres entre des jeunes chercheurs trop isolés et des non-chercheurs qui se pensent trop ignares, les gens qui veulent "libérer la parole scientifique", la rendre à à tout le monde, ne peuvent que te remercier de l'accueil positif que tu donnes à la soirée des chercheurs à l'Athéheum.
    A Strasbourg, l'attraction était tellement ridicule qu'on attend que l'organisateur soit remplacé :).

    A chaque fois que j'ai été à Dijon, il faisait beau, et mon assiette était pleine (de bonnes choses).

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  4. Merci pour ce gentil commentaire, cher anonyme ! C'est un témoignage qui me fait me rendre compte que j'ai bien de la chance d'être dijonnais !

    N'hésite pas à repasser par ici, d'autant plus si tu es amené à venir à Dijon de temps en temps !

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  5. Je ne vais plus manger mes crêpes comme avant... Et Titanic ce n'est pas un film historique, mais un film hystérique;j'avais amené mon fils le voir à l'époque, et quand une amie m'avais demandé le lendemain ce que j'en pensais, j'avais répondu que c'était l'histoire d'un bateau qui mettait 3 heures à couler, et qu'en plus on connaissait la fin de toute façon au début du film, aucun suspens !

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  6. Ah mais moi je ne mange plus de crêpes du tout ! J'ai bien trop peur !

    Pour ce qui est de Titanic, c'est quand même le naufrage le plus rentable de tous les temps ^^

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