12 janvier 2007

Chronique du chaos en sa demeure

Imaginez. C'est un matin, un matin comme tant d'autres. Les yeux encore embrumés des restes d'une trop courte nuit, vous ouvrez la fenêtre, votre fenêtre de cuisine par exemple, ou bien celle de la salle de bain, dans le but d'apporter la clarté, la chaleur et la vie dans cette pièce jusqu'alors plongée dans l'obscurité. Imaginez cette scène banale et quotidienne. Vous remontez le store ou poussez les volets, la tête encore pleine des songes du dernier sommeil et, faiblement éclairés par les premiers rayons d'un soleil oblique, seuls le chaos et la destruction habitent votre horizon endeuillé. Imaginez, imaginez vraiment, parce que vous n'êtes pas à l'abri d'une telle catastrophe.

Tous, nous sommes touchés par les malheurs du temps. Nous compatissons aux drames de l'époque, nous blâmons l'incurie des puissants, la guerre un peu partout, la folie humaine et le règne du chaos. Mais pas trop. L'Irak ? C'est loin. Hiroshima, c'est du passé. Le Liban, ce n'est pas notre problème. Nous avons l'information immédiate, l'émotion facile et la compassion différée. Puis un jour de septembre joyeux et ensoleillé, on voit deux tours de verre et d'acier qui s'écroulent en direct à la télévision. On voit les flammes, la fumée, la poussière. On voit le chaos par sa petite fenêtre. Jamais il n'a été aussi proche de nous. On sent la peur qui nous frôle et la mort qui exulte. Pendant quelques semaines, le monde s'inquiète, semble comprendre que la vie est brève et la sécurité illusoire. Puis tout se calme, tout s'apaise, les fumées s'évanouissent et les terreurs avec. On répare les dégâts, on enterre les morts, on commémore à date fixe. Tout rentre dans l'ordre. L'irruption du chaos ne peut être qu'éphémère.


Thierry Ehrmann lui, n'oublie pas. Certes, il était déjà excentrique avant, le millionnaire propriétaire du groupe Serveur et du site artprice. Cela faisait déjà quelques années qu'il transformait sa propriété de Saint-Romain-au-Mont-d'Or en happening artistique délirant et ésotérique. Mais le 11 septembre 2001 fut une révélation. Le monde ne veut pas voir le chaos ? La foule insoucieuse oublie un peu trop vite ? Il se charge de lui apporter le chaos à sa porte. De fait, grâce à l'activité d'un collectif d'artistes réunis sous l'égide de la salamandre, la propriété bourgeoise se transforme très vite en une gigantesque réduction des scènes de désolation évoquées plus haut, avec toutefois un grain de folie, la marque de l'emprise du champ de tous les possible, l'Art, qui trace la frontière essentielle entre la performance et la caricature.
Un espace à part, pris d’irréalité et en même temps submergé par le réalisme du chaos du monde.
C'est une véritable scène de guerre, un décor de catastrophe naturelle ou technologique, ou peut-être les deux à la fois. Le feu, qui ne peut détruire la salamandre, a laissé ses traces partout ; les pierres sont noircies et les décombres s'entassent. Des météorites ont enfoncé une partie du toit et du parking, du matériel de guerre tordu et calciné semble immobilisé à l'endroit où la destruction l'a saisi. Un peu partout, différentes installations sont venues agrémenter l'ensemble. Réplique de Ground Zero, bunker, inscriptions de Ben, piscine de sang... Tout cela est lugubre, sinistre, grinçant, morbide. Choquant surtout. D'autant plus que le cadre est celui d'une bourgade cossue et résidentielle proche de Lyon, d'à peine un millier d'habitants, posée en bord de Saône, dont ni vous ni moi n'aurions jamais entendu parler sans cette histoire.
Une oeuvre d'art qui ne dérange pas n'en est pas une.
Thierry Ehrmann
Car l'art peut choquer, et parfois l'art doit choquer. Olympia, Le déjeuner sur l'herbe, la maja desnuda, Madame Bovary, L'origine du monde, L'enterrement à Ornans ; les débuts du cubisme, Les fleurs du mal... rien de commun avec cette entreprise de déconstruction, mais nous n'avons aujourd'hui plus idée des scandales que provoquèrent ces oeuvres en leur temps. Aujourd'hui, le scandale est tout autre, et dépasse le champ de l'esthétique pour entrer dans celui du juridique. De procédure en procès, la Demeure du Chaos se trouve aujourd'hui menacée au mieux de mutilation, au pire de destruction (ce serait un comble) ; je ne vais pas m'attarder ici sur des questions juridiques (opposition entre respect du Code de l'urbanisme et statut de l'oeuvre d'art) par ailleurs totalement légitimes, je ne veux m'intéresser qu'à ce qu'elles ont de révélateur. Question d'époque ? Je ne pense pas. Le cas d'espèce est intéressant, et amène à se poser la question de la définition de l'oeuvre d'art, et par là même, celle de la place de l'Art dans la société, bien que je pense qu'un juge doit se trouver bien en peine d'apporter une réponse à cette problématique.


Mais il y a autre chose. La question qu'il faut se poser est celle de l'ampleur de l'affront fait à l'ordre des choses et à l'ordonnancement de nos petites certitudes rassurantes. Ici, tout ne devrait être que luxe, calme et volupté, alors que le chaos, c'est les autres, si vous m'autorisez ce double emprunt. C'est à mon sens cela que les adversaires de la Demeure du Chaos peuvent le moins pardonner à son instigateur. Nous mettre sous les yeux ce que l'on préferait (ne pas) voir à la télévision. Nous rappeler que nous vivons sous le règne du Chaos, mais aussi que l'art est une cathartis. C'est en déambulant autour de l'oeuvre interdite (au public) que j'ai compris. La Demeure du Chaos dépasse les bornes de l'inadmissible en nous donnant à voir le chaos tel qu'en lui même, bien loin des commémorations, des recueillements annuels et des monuments officiels. Vialatte regrettait déjà le manque d'enthousiasme des élus devant "la France avec des ailes, la Victoire avec des nichons pointus, des pyramides de casques, des faisceaux de baïonnettes, et des tas de choses allégoriques" [...] bref, "le grandiose". L'Art n'a aucune espèce d'importance, "Y s'en foutent. Y veulent leur poilu." (Battling le ténébreux, 1928)

La Demeure du Chaos est le plus sincère des monuments aux morts. Pas de patrie reconnaissante, pas de style rococo-militaire, ni d'exaltation guerrière, pas d'obus reconverti en pot de fleur ou en support pour barrière protégeant le monument d'une foule qui s'en détourne de toute façon. Pas de préférence pour tel massacre plutôt que pour tel autre. La Demeure du Chaos n'est pas une célébration du chaos, mais un oeil ouvert sur une réalité que nous travestissons pour nous rassurer. Elle nous montre les différents aspects que le chaos peut prendre, mais elle rend avant tout hommage aux morts de toutes les batailles, aux destructions causées par toutes les idéologies. A tous ceux qui sont morts pour rien. A tous ceux qui sont morts pour une idée qui n'était peut-être pas la leur. A tous ceux que le chaos a pris. Car le chaos est le produit de la folie des hommes.

L'Art est la seule folie raisonnable.

***

La demeure du chaos, ça fait un moment que ça me trottait dans la tête... merci à Delphine pour cette promenade inspiratrice !

16 commentaires:

  1. Sammy,
    tu avais déjà présenté cette demeure du chaos, qui en effet a sa légitimité dans le message qu'elle porte.
    D'ailleurs, pourquoi la tour Eiffel et les colonnes de Buren ne seraient-ils pas éliminés car commandés par un élu de la collectivité qui profite de ce que son mandat n'est pas conditionnel, tandis que la maison du chaos est le choix, à l'origine, d'un individu ? Tiens, mais les autres oeuvres sont aussi le choix d'un individu, mais élu... ah bon, pas pour çà ? Tant pis, trop tard.

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  2. J'ai entendu parler de cet "endroit" si particulier (dernier espace de liberté ?)mais je n'y suis jamais allée. Je crois que c'est bien au-delà de l'art et de la création.
    Un espace de "mémoire collective" ?
    Alors, comme on dit : "A nos morts, la Mère Patrie" reconnaissante ?

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  3. Bien sûr, c'est de l'art, bien sûr, chaque artiste peut choquer pour mieux faire comprendre le message qu'il veut faire passer, bien sûr que la demeure du chaos ne laisse pas indifférent parce que comme tu l'as dit, lugubre, grinçant, morbide. Mais Dieu que j'en ai assez de la tristesse et de la laideur du monde, il y en a suffisamment à mon sens sous nos yeux tous les jours, tellement que je n'ai pas envie de m'en rajouter en allant voir une oeuvre d'art telle que celle-là! Pitié, laissez-moi un coin de ciel bleu avec un papillon, une fleur épanouie avec une abeille qui butine...Laissez-moi un peu d'espoir peint aux couleurs de l'arc en ciel... Laissez-moi une raison d'espérer contre la folie et le chaos...Sinon je me couche là, tout de suite, et je ne me relèverais que pour les trompettes du jugement dernier! Laissez-moi regarder ce soir les étoiles, là-haut dans le ciel, si loin, et croire qu'il y a sur certaines d'entre elles d'autres créatures tellement plus sages que nous... et qu'il serait bien d'y aller vivre, en laissant ici-bas cette folie qu'on appelle les hommes!

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  4. Bonsoir à tous !

    @Ecrit vain : Très bon exemple la Tour Eiffel... non seulement elle ne devait être que temporaire, car démontée après l'Exposition Universelle, mais encore encore fut-elle fort mal reçue par tout ce que l'époque comptait de beaux esprits, Dumas fils, Maupassant et j'en passe... Et aujourd'hui, on peut tellement mal imaginer la France que le GIA rêve de la dynamiter (mais pourquoi je dis ça moi ? ça a du me traumatiser)
    Pour les colonnes de Buren par contre... on en reparle dans 150 ans, hein ? :-D

    @ Florence : Au delà de l'art et la création ? Oui, sans doute. C'est un peu ce que j'ai essayé de dire. Cela fait un peu tout cela à la fois je pense : la mémoire, le happening artistique... mais quel est l'intention qui prédomine ? Je ne peux le dire.

    @ Orion : Je suis tout à fait d'accord avec toi ;-) mais c'est l'oeuvre que je défends, pas le chaos généralisé ! Et je préfère moi aussi les papillons et le ciel bleu, je te rassure :-D
    J'aime beaucoup ton commentaire, il est très bien écrit... un peu mélancolique peut-être ?! Ca va hein ? Faut garder le moral ;-)

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  5. l'importance est de ne pas oublier.....bien sur...........mais je trouve que l'expression artistique peut se faire differemment .....l'art c'est un mediateur, un messager, une interpretation, un filtre entre la réalité et l'artiste......et c'est ça qui fait l'art.........des lieux pour ne pas oublier le chaos ...il en existe, des morceaux de vrais chaos qu'on a conservé et qui bouleversent encore parce qu'on y sent encore toute l'horreur et la douleur du moment.........Auschwitz, le village d'Oradour sur glane, les plages du débarquement....et même si on classe ça dans l'histoire , je peux t'assurer que l'impression ressenties sur les lieux est terrible.........quand à l'esthetique de la maison du chaos,...c'est une question de gout...........je prefere nettement une oeuvre comme "guernica" qui te remue autant les tripes ...........
    Mais c'est vrai que l'art comtemporain , je n'y comprends pas grand chose donc je n'y suis pas trés sensible.......
    tilu

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  6. C'est vrai que cette Demeure du chaos me met mal à l'aise, même si je comprends l'intention de l'artiste.
    Mais bon l'art cela ne peut pas toujours être "beau" hein ?

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  7. La réalité - que je découvre ici - de cette demeure du chaos est pertinente, puisqu'elle nous fait réfléchir ... mais pour moi la question me taraude: faut-il miser sur la peur du chaos, de laid, du sinistre ou miser sur la soif de paix, d'ordre (pas n'importe lequel, ça va de soi), de beau? Quel est le moteur qui fera le plus évoluer le Monde dans la bonne direction? Et même si c'est lui qui fait le plus, en est-il pour autant le bon? Question, pour moi actuellement sans réponse!

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  8. @ Tilu : "L'art est un filtre entre la réalité et l'artiste" c'est très bien dit ça ! Mieux que je n'aurais pu le faire ;)

    @ Fauvette : L'art doit-il être beau ? C'est une question de philo au bac ça ^^ (réponse : non, enfin je crois hein) mais après, il faut se demander "qu'est ce que le beau ?"... bref, on s'en sort pas.

    Miss D. m'avait bien promis une rédaction sur le thème, mais je l'attends encore hein :-p

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  9. COUAC !!! moi j'ai promis une bêtise pareille ? (arrgghh... je sens que tu vas me ressortir ça noir sur blanc, tout maniaque de l'archive que tu es ! ;-) ça m'étonnerait fort que ce soit en ces termes ?! la question devait plutôt porter sur la limite de l'art ... qu'est ce qui fait l'oeuvre d'art ? c pas pareil. hmm? elle a semble-t-il moins une portée esthétique que provocatrice à l'heure contemporaine ! mais comme tu le fais si justement remarquer, chaque oeuvre en son temps a choqué les esprits ! pour atteindre avec la postérité, enfin!, une dimension esthétique !
    Je te rejoins totalement sur l'idée de mémoire collective... et il y a fort à parier, bien que les juges ne puissent se le justifier déontologiquement, que ce critère-là ait fait penché la balance. Vraiment dommage pour le voisinage certes ! mais il vaut mieux être victime de cette demeure que du chaos !
    Bravo pour cette chronique Sammy !!
    Chapeau bas !

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  10. salut Sammy.
    juste qq petites pierres à l'édifice.
    primo :
    Bon c'est vrai que c'est pas bien beau cette maison, mais dans le superbe beaujolais où j'habite, je vois pas que les municipalités et les grincheux de tous bords aller importuner certains (mais beaucoup) d'agriculteurs qui en bordure des routes pittoresque, nous étalent leurs fatras de piquets, planches, ferrailles tordues, bottes de paille pourries, carcasses de voitures rouillées et tout un tas de merdouilles disparates et dangereuses pour la sécurité.
    deuzio :
    je ne trouve pas ça plus vilain que les élevages d'éoliennes dans la garrigue du languedoc, les
    montagnes auvergnates ou les falaises de cau.
    troizio :
    Et ça ne se voit pas d'aussi loin que les éoliennes.

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  11. L'art doit-il choquer ?
    L'artiste a t-il une légitimité pour interpeller les autre sur la beauté ou la monstruosité des choses ?
    Quand on fait appel à des artistes pour styliser des monuments aux morts, on se demande qui a tiré le premier... Il y a à Verdun, sur les anciens champs de bataille, un monument stylisé baptisé Ossuaire, et de fait, on y voit quantité d'os qui n'ont pas retrouvé leur propriétaire, certainement éparpillé aux quatre vents par un obus... N'y a t-il pas une vraie indécense à vouloir atténuer la violence du souvenir par des courbes épurées et une tour triomphante ?
    N'étant pas artiste, je n'ai pas la réponse. Mais sans connaitre, je serai assez d'accord pour que cela existe toujours (malgré ce maire censeur), histoire de déranger le confort tranquille dans lequel nous vivons.

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  12. @ fc : je ne sais pas... mais la Demeure du chaos joue t-elle sur la peur ? C'est du chaos, du bordel pour tout dire, mais un gentil chaos, le genre de bordel délirant d'un atelier d'artiste qui aurait légèrement dépassé ses murs...

    @ Delphine : Aaah, c'est de la grande Delph ça, j'ai bien fait de te rappeler (légérement) que tes commentaires étaient attendus ;-)
    Tu poses LA bonne question, et je ne pourrai pas te reprocher de ne pas lui donner de réponse, n'en sachant rien moi-même ! Bien vu la dimension plus provocatrice qu'esthétique, la formule me plait beaucoup. On voit que la FIAC t'a marqué :-D (si j'ai le temps, je rechercherai à quel moment tu m'avais promis ça ^^ Pas vraiment une promesse, mais je t'ai pris au mot parce que je suis vilain ! Je pense que ce devait être lorsque tu m'a parlé de la demeure du chaos pour la première fois)
    Tu mets aussi le doigts sur une réalité juridique : la motivation d'une décision ne recouvre pas toujours ses motifs réels, mais j'arrête, je ne voudrais pas devenir chiant ^^
    Ce que tu oublies de dire, c'est que vous avez vus naître l'idée de cette chronique en direct, devant le portail chaotique... :-)

    @ Vincent : Bien vu aussi ! Les accumoncellements de bâches en plastiques et de piquets ne peuvent pas vraiment revendiquer d'être là suite à un acte de création artistique...

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  13. @ Marsiho : moi aussi, je lui ai toujours trouvé un côté phallique à cet ossuaire ^^ Tout à fait d'accord avec toi pour ce qui est de l'indécence, je vois que tu me comprend ; il est vrai qu'à côté de l'horreur que suggère ce monument, la Demeure du Chaos est un centre de loisirs... ce qui était d'ailleurs plus ou moins vrai avant sa fermeture.
    Je souhaite moi aussi qu'il y ai toujours pléthore de troubles à gratter ou de poils à fêtes pour venir nous déranger... je redoute le jour où tout sera calme et parfait...

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  14. quel pamphlet! Courons jusqu'à la demeure du chaos avant qu'il ne soit trop tard; mais n'oublions pas l'humour et la futilité pour autant, c'est ce qui sauvera le monde, at last...
    Merci de ton passage, tu es le bienvenu...

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  15. Bonsoir Melle Bille ! Je suis content de te revoir ici :-)
    Ne t'inquiètes pas, je ne suis pas tout le temps sérieux, loin de là... J'ai lu une demi-douzaine de tes productions cet après-midi, c'est toujours aussi drôle, bravo ;-)

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  16. Nice post thank you Danielle

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