11 avril 2008

Chronique de la bêtise triomphante

Je n'ai pas beaucoup de certitudes dans la vie. Encore ne sont-elles que rarement optimistes : je suis persuadé par exemple de la force de la bêtise, la toute-puissance de la connerie et son côté violemment séduisant, soulagé seulement devant son aspect égalitaire, dans la mesure où nous sommes tous susceptibles d'être frappés à part égale. Mais ses manifestations me laissent toujours un arrière-goût dans la bouche, une sorte de lassitude amère, un peu comme devant le constat d'un échec irrémédiable. Parce que dans ma grande naïveté, j'ai tendance à placer les plus hauts sentiments dans l'humain, dans ses réalisations, dans sa volonté farouche de dépasser sa condition.

Et quoi de mieux que l'art pour atteindre ce but ? A travers l'art, l'homme a toujours voulu exprimer ce qui était plus puissant que lui, son ineffable peur de la mort, l'évidence tragique de l'existence, un désir un peu fou de se survivre à lui-même ; il a dessiné ses prières au noir de fumée sur les parois des grottes, il s'est tatoué le visage, il a pris de la glaise pour en faire des idoles ; il a peint des fresques, sculpté des bas-reliefs, érigé des monuments qui lui survivront encore quelques siècles, inventé le chant, la poésie, la miniature et l'art du récit. Il a fait ce qu'aucun autre animal n'est capable de faire, il a utilisé son intelligence pour créer, bipède fragile et vaniteux se rêvant à l'égal de ses dieux.

Richard et Paul, photo de Christian Delécluse
Les moyens et les techniques ont évolué, la fièvre est restée la même. La photographie remplace l'art pariétal, la force de l'image demeure. Il est certaines choses qui n'évoluent pas beaucoup, malgré le passage des siècles : l'amour d'un père pour son fils, ce sentiment éternel de la paternité, que l'on peut illustrer d'un long poème ou d'une simple image. Christian Delécluse a choisi l'image, puisqu'il est de son métier photographe. Il a réalisé une série de clichés autour de ce thème de la paternité, réunis depuis dans un livre qui n'a jamais fait la moindre vague, même dans les rayonnages des librairies les plus prudes. Et il n'est venu à l'esprit d'aucun détraqué de considérer qu'une image emplie d'une telle tendresse puisse être une apologie du crime sexuel.

Mais cette semaine, au Musée d'Aquitaine de Bordeaux, il en a été différemment. Son travail devait faire partie de l'exposition Humain, très humain, qui s'ouvre ce samedi, et quelques dizaines d'heures avant le vernissage, certains beaux esprits ont décidé qu'il était dangereux de laisser à la vue de tout un chacun de telles photographies car, je cite le directeur du musée, ouvrez les guillemets avec des pincettes : "On sait bien qu’avec les problèmes de pédophilie ou d’inceste, les gens auraient pu mal réagir. Ils risquaient d’être choqués." Braves gens vous voilà prévenus, on vous protège contre vous mêmes. Les scandaleuses images ont donc été retirées, au grand désarroi de leur auteur et des autres photographes de cette exposition collective. Ceux-ci ayant menacés de se désengager si le travail de leur confrère n'était pas réintégré, celui-ci le sera de manière effective la semaine prochaine -après le vernissage- et en lui associant un "dispositif d'avertissement", comme il se doit pour toute image pornographique, bien entendu. Le principal est de ne choquer personne.

Il est de nos jours préférable de passer pour un lâche que d'inciter à la réflexion. Le plus petit accroc à la bien-pensance est un affront, un homme nu posant avec son petit garçon est crime contre l'ordre moral établi. La morale triomphante prend ses quartiers, elle va rester quelques temps parmi nous. La bêtise est son colocataire fidèle. Puissiez-vous leur faire bon accueil. Pour ma part, je reste convaincu que [dans ce type de situation] la pornographie est dans l'oeil qui regarde, pas dans l'image.

8 commentaires:

  1. Je vais te décevoir Sammy : je suis un lâche !

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  2. A la décharge ( ;-) ) du responsable de l'exposition, il faut rappeler que le précédent directeur du CAPC de Bordeaux a déjà été mis en examen suite à une plainte pour exposition de photos à caractère pornographique mettant en scène des mineurs ( voir l'article ).
    On conçoit que cela puisse inciter ses successeurs à la prudence.

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  3. Sammy, je pense exactement comm toi... c'est triste maintenant et grave, que partout on voit le mal d'abord...

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  4. Sammy, la dernière phrase de ta chronique m'a fait réagir (voir cet article, mais je n'ai pas réussi à créer un rétrolien...

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  5. Il est difficile de connaître d'avance l'interprétation d'une œuvre par le public. Donc d'un côté je comprends le "principe de précaution" mis en place, mais de l'autre je regrette qu'on est autorisé l'artiste à participé si c'est pour après lui dire qu'il sera dissimulé. Il aurait fallut refuser d'avance, mais ne pas lui retirer son droit à être exposer comme les autres.

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  6. Une remarque pour commencer : j'ai rajouté entre crochets une petite précision dans la dernière phrase du texte ; ça casse un peu le rythme, mais je ne voudrais pas que l'on croit que je généralise : certaines images sont vraiment pornographiques, j'vais pas vous faire un dessin...

    Cela dit, la photo dont il est question dans ce billet ne l'est pas, et la pornographie (ou le vice, si vous préférez) est effectivement dans le cerveau qui s'imagine des choses en la regardant, pas dans l'image elle-même. Comme le dit Tilu, on voit le mal d'abord...

    >> Cf. le billet que Christelle indique dans son deuxième commentaire pour poursuivre la discussion sur ce sujet.

    Je continue donc avec Christelle ! Merci pour le lien vers le forum, et la précision qu'il apporte. L'article de Libé fait allusion à cette affaire, mais sans donner de détails, et je n'avais pas eu le temps de chercher (j'ai écrit ce billet très vite, ce qui est suffisamment rare pour être signalé, puis nous sommes partis en vacances le lendemain !)

    Il y aurait beaucoup à dire sur l'association qui s'est constituée partie civile dans cette affaire, mais je ne veux pas être poursuivi pour diffamation, donc je me tais... :-D

    Je suis content également que ma chronique te permette de rebondir, j'aime ce genre de regards croisés sur un même sujet.

    Maurice, tu ne me déçois pas ! ;-) Etant donné les informations que Christelle nous a donné, l'attitude du directeur du musée peut se comprendre, même si je considère qu'il a pris en l'espèce une mesure disproportionnée au vu de la situation, ce que son revirement du lendemain confirme implicitement d'ailleurs.

    Sergent, je comprend ton raisonnement, mais à ce compte là, c'est encore une forme de censure, préalable donc cachée, et qui pourrait même inciter à l'auto censure, par crainte d'être refusé...

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  7. A voir cette oeuvre, pas vraiment d'hésitation, elle permet un regard qui n'a rien de porno, ni même d'érotique, mais plutôt du registre de l'interrogation : c'est un enfant, qui n'a rien à craindre, et qui pourtant joue, avec une belle épée. De quoi cherche-t-il à se défendre ?
    Et le regard paternel, à son tour, rassure et protège, sans doute.
    Et pourtant, le spectateur est invité à sentir les tensions, que la photo permet d'apercevoir.
    http://www.scribd.com/doc/94813/La-Creation-du-Monde
    Un texte aborde ce sujet, sans le clore, sur le site ci-dessus.

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  8. Merci pour ton regard sur cette oeuvre, ainsi que pour cette analyse que tu nous proposes en lien. Je n'ai pas tout lu je l'avoue, mais j'ai regardé en diagonale et le propos semble bien coller avec ce qui m'avait motivé à écrire cette chronique.

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