Qui oserait prétendre que les albums pour enfants ne sont qu'un genre mineur ? Sûrement pas moi. Ni Dame Kiki de Posuto, qui chronique régulièrement des œuvres remarquables de la littérature enfantine sur Pages à pages.
Attention, je ne parle pas des aventures de Blump le canard ou de Martine chez le dentiste. Je parle des vrais albums, pensés, conçus et édités avec sérieux, quand ce n'est pas avec passion ; par des gens qui en font profession, quand ce n'est pas profession de foi.
Ancien étudiant en métiers du livre, j'ai certes mal tourné (10 ans plus tard, je ne suis pas bibliothécaire) mais j'ai malgré tout conservé une affection particulière pour ce support, qui me pousse, chaque fois que l'occasion m'en est donnée, à regarder ces ouvrages d'un œil attendri et presque professionnel.
Et dans le registre de l'album jeunesse, on peut trouver de tout, le meilleur comme le pire. J'en veux pour exemple l'excellent album Marius, publié par les non moins excellentes éditions de l'Atelier du poisson soluble, et l'affreux Dans ma rue, commis par les pourtant pas moins bonnes éditions du Rouergue.
Marius, de Latifa Alaoui M. et Stéphane Poulin, aborde sans inutiles fioritures ni fausses pudeurs la question de l'homosexualité. Et celle du divorce, mais de façon presque accessoire.
Je m'appelle Marius, j'ai cinq ans et j'ai deux maisons.Quelques vérités sont ainsi amenées, tranquillement, sans avoir l'air d'y toucher : homosexuel, ce n'est pas un gros mot, même si il faut quand même l'expliquer à la maitresse ; deux hommes qui vivent ensemble, ce n'est pas "mal", même si mamie pense le contraire ; et ce n'est même pas héréditaire : le petit garçon, avec son épée en bois et son bandeau sur l'œil, rêve, dans sa cabane de pirates, de sa future femme pirate (avec un bandeau sur l'œil aussi, sinon on est pas un vrai pirate).
Maintenant maman a un nouvel amoureux.
Mon papa aussi a un nouvel amoureux.
L'ensemble est joliment agrémenté de quelques trouvailles d'illustration : une poule mouillée, forcément sous un parapluie, et "je suis la puce de maman et le poussin de papa", au sens propre. Le résultat est parfait. Pas un mot de trop, pas un dessin inutile, juste ce qu'il faut et sans provocation, pour briser les tabous en douceur.
Tout le contraire de Ma rue. (Guillaume Guéraud et Anne von Karstedt)
Des éditions du Rouergue, je gardais le souvenir d'albums aux choix parfois audacieux mais jamais choquant, la plupart du temps novateurs, souvent avec une touche de poésie. Qu'est ce qui leur a pris ?
Ma rue, c'est un fleuve de sang qui serpente entre les immeubles, sortant parfois de tunnels figurant une bouche ouverte où les pierres de taille sont les dents d'une mâchoire horrible comme la gueule de l'enfer... Ce sont des corps disloqués des gens qui s'aimaient, et qui meurent sur l'asphalte sanglante ; c'est une rue avec des barreaux aux fenêtres, du fil barbelé, des panneaux indicateurs en guise de végétation.
"Ma rue aime les amoureux. Elle embrasse les corps brisés et emballe les coeur perdus. Ma rue me noue les tripes."
Bref, c'est cauchemardesque. Je n'arrive pas à comprendre que des gens sérieux, des grandes personnes sensées et raisonnables, aient conçu le projet de donner à voir une chose pareille à des enfants. Même moi, qui suis, d'après l'état civil et les impôts, plus proche du groupe des grandes personnes que de celui des pirates à cabane (et bandeau sur l'œil), j'ai eu des frissons en le feuilletant.
Jusqu'alors, je n'avais vu un tel "climat de peur et de violence" (via L'idiot du village) que dans la tétralogie du monstre, d'Enki Bilal ; là aussi, un décor blafard, un dessin minutieusement torturé, des images délirantes, mais au service d'une œuvre et d'un univers. Et d'un public un peu plus âgé que celui auquel Ma rue est censé s'adresser.
Ne vous avais-je pas prévenu ? L'album pour enfants ne relève pas d'un genre mineur.
Pour aller plus loin :
Jusqu'alors, je n'avais vu un tel "climat de peur et de violence" (via L'idiot du village) que dans la tétralogie du monstre, d'Enki Bilal ; là aussi, un décor blafard, un dessin minutieusement torturé, des images délirantes, mais au service d'une œuvre et d'un univers. Et d'un public un peu plus âgé que celui auquel Ma rue est censé s'adresser.
Ne vous avais-je pas prévenu ? L'album pour enfants ne relève pas d'un genre mineur.
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Pour aller plus loin :
- Pages à pages, est un blog qui chronique la littérature française et francophone, étrangère, et la littérature Jeunesse, du plus jeune âge à l’adolescence
- J'aime beaucoup Enki Bilal, même si la dernière fois que j'ai réussi à le caser dans une chronique remonte à 3 ans, presque jour pour jour : Chronique de l'agitation des campagnes
- Des éditions du Rouergue, je préfère des albums comme Au petit bonheur la chance
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Petite mise à jour du 04/07/2009 :
Suite à une remarque pertinente de Chérie de Sammy, je me suis avisé que Ma rue n'était pas à proprement parler un album pour enfants, mais un "livre enfant à partir de 10 ans" (qui était dans le secteur adultes de la bibliothèque, qui plus est) Il n'empêche. J'ai décidé que ce livre/album devait faire peur, donc je n'en démordrai pas ! (oui, il m'a vraiment mis mal à l'aise)
D'ailleurs, l'auteur, Guillaume Guéraud semble s'être fait une spécialité du style "dérangeant" ; présenté comme "l'un des auteurs jeunesse les plus dérangeants de sa génération", il a obtenu le prix Sorcières[1] en 2007 pour son roman Je mourrai pas gibier, roman (très) noir pour ados.
Il est également l'auteur de romans d'anticipation comme La brigade de l'oeil, dans la droite ligne de ce que nous venons de voir.
Sans doute ai-je trop rapidement classé Ma rue, sans doute l'ai-je tout bonnement mal compris. Je me rends compte que nous avons affaire à un véritable auteur, qui impose son univers, au mépris du risque de choquer, ce qui n'est pas pour me déplaire. Même si je n'arrive pas à me défaire du sentiment de malaise que cet album m'a procuré, il est tout de même frappant que je me sois senti obligé de publier ce correctif à propos de cet album ci ; je reviendrai peut-être sur cet auteur, son univers, et la littérature jeunesse en général dans une autre chronique.
[1] Décerné par l'ALSJ, Association des librairies spécialisées jeunesse ; voyez leur blog : Citrouille et leur interview de Guillaume Guéraud
Marius, c'et quelque chose ! Quand, je l'ai acheté, je me suis demandé ou ranger ce livre côté jeunesse ou pas jeunesse de ma bibliothèque ? Depuis, mes bouquins sont sans dessus de dessous et je pretique même le rangement provocation : MArdin Eden entre deux bouquins de Nietzsche ! Comme quoi acheter ou lire un livre n'est jamais un acte anodin. Bon, London et Nietzsche ne sont toutjours pas réconciliés à ce jour, mais je ne désespère pas : je suis une rêveuse...
RépondreSupprimerAcheter ou lire un livre n'est jamais un acte anodin, je suis assez d'accord. Cela dit, je n'arrive pas à passer au style "désordonné", je suis bien trop maniaque =)
RépondreSupprimerJe ne connaissais pas Martin Eden, merci pour cette discrète référence.